dimanche 8 novembre 2015
dimanche 12 juillet 2015
apocalypse & utopie
samedi 11
juillet 2015
Les hippies avaient (presque) tout compris
Comment sauver l’humanité d’une apocalypse écologique? L’économiste
de la durabilité Christian Arnsperger propose une boîte à outils
étonnante…
La fin du monde aurait pu être communiste: le camarade
Leonid Brejnev aurait pu enclencher la procédure, envoyer une averse
nucléaire, et on ne serait pas là aujourd’hui pour en gloser. Elle
aurait pu consister en un manque de bol: astéroïdes, épidémies, ce genre
de choses. Ces jours-ci, l’apocalypse qui nous pend au nez est
néolibérale. C’est ce qu’avance Christian Arnsperger
1, économiste spécialisé dans la durabilité, transplanté en 2014 de Louvain à l’Université de Lausanne, dans une communication présentée en juin au colloque «Apocalypse Now»2
, consacrée à la manière d’éviter, si possible, l’effondrement écologique qui nous menace.
Alors, comment? Par un changement sociétal, évidemment. Mais au lieu de détailler la société viable qui nous sauverait, l’auteur décrit les conditions qu’il faut réunir pour qu’elle advienne. Il propose une «méthode architecturale», une matrice servant à générer «une expérimentation de nouvelles formes de vie, basée sur une acceptation lucide, peut-être même joyeuse, des limites de la biosphère». La bonne nouvelle, c’est que «nous avons, grosso modo, tous les outils intellectuels et pratiques à notre disposition: ils traînent juste çà et là, dans le désordre, parfois à des endroits assez surprenants». On peut le dire: la boîte à outils qu’il nous faut rassembler contient de la pensée néolibérale (revue et corrigée), de la contre-culture hippie (décantée et revisitée), ainsi que cette nébuleuse de résistances polymorphes qu’on a appelées «altermondialisme» ou «occupy» et que Naomi Klein appelle aujourd’hui «blocadie» (lire LT du 25.04.2015). Voyons un peu.
«Ce qui me semble incontournable chez Hayek, c’est son idée que l’auto-organisation d’une société est l’essence même de la liberté. Une société vraiment libre est une société complexe, où il existe une pluralité d’options: une joyeuse coexistence de visions qu’on laisse se développer et se concurrencer, en évitant de trancher préalablement entre elles par des actes d’autorité.» Un ordre spontané émergerait alors des interactions se déroulant au sein de cette complexité. La forme de cet ordre ne serait pas discernable à l’avance: elle serait indéterminée.
«Cette émergence implique, si on pousse la logique jusqu’au bout, de donner aux citoyens la possibilité d’opter concrètement pour différentes formes d’économie et de société, réfléchissant et expérimentant toutes sortes de pratiques, chacun choisissant sa voie de manière beaucoup plus libre que dans nos sociétés actuelles. En arrière-fond, il y a une conception très exigeante de l’égalité des chances, donnant à tout le monde la possibilité réelle de déterminer sa façon de vivre, de produire, de consommer. Vous voyez, ça sonne déjà un peu hippie…»
Méthodologie, enfin: «Les hippies ont très bien compris la valeur de la libre émergence, ainsi que ses conditions. Le géographe Warren Johnson a écrit en 1973 le premier essai sur le revenu inconditionnel (l’allocation universelle, le revenu de base) comme outil de politique écologique: pour faire émerger de nouveaux modes de vie, il faut donner aux gens qui veulent changer les choses les moyens de le faire. Une société réellement démocratique en a le devoir. Aujourd’hui, plus que jamais, elle en a besoin.» A côté du revenu de base, la libre émergence qui pourrait nous sauver requiert aujourd’hui, selon Christian Arnsperger, le développement de banques alternatives à vocation socio-écologique, ainsi qu’une pluralisation de la création et de la circulation monétaire.
Reprenons le fil. Dans une société libre, selon Hayek comme selon les hippies, l’ordre spontané émerge de l’action des individus. Mais sur l’anthropologie, sur la vision de l’être humain, de ses buts et de ses motivations, les chemins divergent. «Pour Hayek, il n’est pas bon – cela devrait même être interdit – que l’individu réfléchisse sur la totalité sociale: il ne devrait s’occuper que de son intérêt immédiat – optimiser ses actions, investir là où il faut, être compétitif, innover quand c’est nécessaire, consommer, en ignorant tout ce qui se passe autour de lui, sauf les prix, qui lui viennent du marché, et auxquels il réagit.» Cette absence de questionnement «est essentielle chez Hayek, comme dans tout le libéralisme: si les gens commencent à réfléchir sur la société dans laquelle ils voudraient vivre, cela introduit, nous dit-on, des distorsions dans le marché». C’est ainsi que «l’être humain dont le néolibéralisme a besoin pour fonctionner est atomisé, voire lobotomisé: il est censé avoir volontairement abandonné le désir et l’ambition de réfléchir et d’agir au nom du tout». L’éthique hippie, et Christian Arnsperger à sa suite, en appelle, au contraire, à un individu holiste: celui qui agit sur le plan local en pensant à l’échelle globale.
Il en subsiste malgré tout «un apport éthique et pratique qu’on peut réactualiser pour les temps actuels: on a besoin de ressources de pensée et d’action face à des défis écologiques et sociaux qui n’ont fait que s’accentuer depuis les années 1960». Ce qui bouillottera dans la complexité de l’émergence «ne sera pas purement une société de marché libre, ni une société purement non marchande: ce sera un mélange de plusieurs choses, dont il faudra rendre possible l’existence par des règles appropriées». L’expérimentation maximisera les chances de trouver des solutions qui pourront (peut-être) nous sauver. L’héritage hippie nous fournira un dopant qui nous donnera le courage d’agir: une éthique de la joie, du plaisir hors marché, de l’émerveillement, du lien.
1. Derniers ouvrages parus en français: «Ethique de l’existence
post-capitaliste. Pour un militantisme existentiel» (Cerf, 2009),
«L’Homme économique et le sens de la vie. Petit traité d’alter-économie» (Textuel, 2011).
2. «Apocalypse Now: Neoliberalism and Apocalyptic Narratives», colloque organisé à la Section d’anglais de l’Université de Lausanne par Anas Sareen.
Alors, comment? Par un changement sociétal, évidemment. Mais au lieu de détailler la société viable qui nous sauverait, l’auteur décrit les conditions qu’il faut réunir pour qu’elle advienne. Il propose une «méthode architecturale», une matrice servant à générer «une expérimentation de nouvelles formes de vie, basée sur une acceptation lucide, peut-être même joyeuse, des limites de la biosphère». La bonne nouvelle, c’est que «nous avons, grosso modo, tous les outils intellectuels et pratiques à notre disposition: ils traînent juste çà et là, dans le désordre, parfois à des endroits assez surprenants». On peut le dire: la boîte à outils qu’il nous faut rassembler contient de la pensée néolibérale (revue et corrigée), de la contre-culture hippie (décantée et revisitée), ainsi que cette nébuleuse de résistances polymorphes qu’on a appelées «altermondialisme» ou «occupy» et que Naomi Klein appelle aujourd’hui «blocadie» (lire LT du 25.04.2015). Voyons un peu.
«Résister, c’est créer»
«Ce qui m’a mis sur la voie, c’est le livre Résister, c’est créer
, publié en 2000 par Florence Aubenas et Miguel Benasayag, raconte
Christian Arnsperger. Les auteurs, une journaliste et un philosophe, y
développent la notion de résistances émergentes: des formes d’activisme
qui ne seraient pas planifiées au sein d’un grand système de pensée
préexistant. Ça m’a fait penser à Friedrich Hayek.» Tiens donc. D’un
côté, les mouvements contestataires qui, au cours des années 1990,
tentaient de dépasser le cadre créé par la mondialisation néolibérale
pour expérimenter de nouvelles formes de lien social. De l’autre, la
figure la plus notable de l’école autrichienne d’économie, Prix Nobel en
1974, référence majeure de la pensée néolibérale. Pourquoi les accoler?«Ce qui me semble incontournable chez Hayek, c’est son idée que l’auto-organisation d’une société est l’essence même de la liberté. Une société vraiment libre est une société complexe, où il existe une pluralité d’options: une joyeuse coexistence de visions qu’on laisse se développer et se concurrencer, en évitant de trancher préalablement entre elles par des actes d’autorité.» Un ordre spontané émergerait alors des interactions se déroulant au sein de cette complexité. La forme de cet ordre ne serait pas discernable à l’avance: elle serait indéterminée.
«Cette émergence implique, si on pousse la logique jusqu’au bout, de donner aux citoyens la possibilité d’opter concrètement pour différentes formes d’économie et de société, réfléchissant et expérimentant toutes sortes de pratiques, chacun choisissant sa voie de manière beaucoup plus libre que dans nos sociétés actuelles. En arrière-fond, il y a une conception très exigeante de l’égalité des chances, donnant à tout le monde la possibilité réelle de déterminer sa façon de vivre, de produire, de consommer. Vous voyez, ça sonne déjà un peu hippie…»
Une éthique du sexe et de la transe
En effet. Largement sous-estimée selon Christian Arnsperger, la contribution de la contre-culture chevelue des sixties comprend une critique, une éthique et une méthodologie. «Le mouvement hippie était d’abord une critique en acte. L’appel à drop out
(décrocher) invitait à quitter activement la société environnante, sans
révolte, sans violence, sans révolution.» Ethique, ensuite: cela inclut
une jouissance du corps et de la nature en dehors de l’exploitation
marchande, «la libération sexuelle, la glorification de la transe
musicale qui conduit à se fondre avec les autres, et même les drogues
comme facteur aidant à l’ouverture de la conscience, comme le suggérait
l’ethnobotaniste et philosophe Terence McKenna». Loin de ne constituer
qu’un défoulement creux, ces éléments devaient contribuer à créer les
liens fondant «une nouvelle vie et une nouvelle humanité».Méthodologie, enfin: «Les hippies ont très bien compris la valeur de la libre émergence, ainsi que ses conditions. Le géographe Warren Johnson a écrit en 1973 le premier essai sur le revenu inconditionnel (l’allocation universelle, le revenu de base) comme outil de politique écologique: pour faire émerger de nouveaux modes de vie, il faut donner aux gens qui veulent changer les choses les moyens de le faire. Une société réellement démocratique en a le devoir. Aujourd’hui, plus que jamais, elle en a besoin.» A côté du revenu de base, la libre émergence qui pourrait nous sauver requiert aujourd’hui, selon Christian Arnsperger, le développement de banques alternatives à vocation socio-écologique, ainsi qu’une pluralisation de la création et de la circulation monétaire.
Individus holistes ou lobotomisés
Revenons
à Hayek. En phase avec lui sur l’émergence, les hippies s’en écartent
sur la question du cadre où elle peut prendre place. «Il y a un grand
paradoxe chez Hayek. Alors même qu’il professe l’émergence libre
quasiment comme une religion, il refuse catégoriquement l’idée que des
citoyens puissent vouloir faire émerger autre chose que l’économie de
marché. Dans La Route de la servitude, son brûlot
anticommuniste de 1944, il dénonce les règles du bolchevisme comme
liberticides – ce qui se comprend très bien –, mais il ne conçoit pas
que les règles du marché puissent l’être aussi. Les hippies l’ont vu:
pour eux, la libre émergence ne devait être ni
bolchevique/planifiée/étatiste, ni libérale-capitaliste.» L’anarchisme?
Non plus. Dans la matrice à utopies réalistes de Christian Arnsperger,
le cadre de l’Etat et du droit est indispensable pour que la libre
émergence de solutions nouvelles soit durablement possible.Reprenons le fil. Dans une société libre, selon Hayek comme selon les hippies, l’ordre spontané émerge de l’action des individus. Mais sur l’anthropologie, sur la vision de l’être humain, de ses buts et de ses motivations, les chemins divergent. «Pour Hayek, il n’est pas bon – cela devrait même être interdit – que l’individu réfléchisse sur la totalité sociale: il ne devrait s’occuper que de son intérêt immédiat – optimiser ses actions, investir là où il faut, être compétitif, innover quand c’est nécessaire, consommer, en ignorant tout ce qui se passe autour de lui, sauf les prix, qui lui viennent du marché, et auxquels il réagit.» Cette absence de questionnement «est essentielle chez Hayek, comme dans tout le libéralisme: si les gens commencent à réfléchir sur la société dans laquelle ils voudraient vivre, cela introduit, nous dit-on, des distorsions dans le marché». C’est ainsi que «l’être humain dont le néolibéralisme a besoin pour fonctionner est atomisé, voire lobotomisé: il est censé avoir volontairement abandonné le désir et l’ambition de réfléchir et d’agir au nom du tout». L’éthique hippie, et Christian Arnsperger à sa suite, en appelle, au contraire, à un individu holiste: celui qui agit sur le plan local en pensant à l’échelle globale.
Le retour de la contre-culture
Mais
voilà: en dehors des traces extérieures qu’ils ont laissées dans notre
style de vie (voyages, vêtements, musique, langage), les hippies comme
force de changement sociétal semblent avoir été plus ou moins balayés.
«S’ils n’ont pas été pris au sérieux, c’est entre autres parce qu’ils
sont arrivés trop tôt, à un moment où les choses allaient encore trop
bien: on n’était pas encore face à la menace de l’effondrement
écologique – même si certains d’entre eux la pressentaient déjà.» Il
faut dire aussi que, en pleine Guerre froide, leur individualisme
communaliste – c’est-à-dire visant la valorisation du bien commun –
était facile à discréditer comme une variante du collectivisme
soviétique.Il en subsiste malgré tout «un apport éthique et pratique qu’on peut réactualiser pour les temps actuels: on a besoin de ressources de pensée et d’action face à des défis écologiques et sociaux qui n’ont fait que s’accentuer depuis les années 1960». Ce qui bouillottera dans la complexité de l’émergence «ne sera pas purement une société de marché libre, ni une société purement non marchande: ce sera un mélange de plusieurs choses, dont il faudra rendre possible l’existence par des règles appropriées». L’expérimentation maximisera les chances de trouver des solutions qui pourront (peut-être) nous sauver. L’héritage hippie nous fournira un dopant qui nous donnera le courage d’agir: une éthique de la joie, du plaisir hors marché, de l’émerveillement, du lien.
1. Derniers ouvrages parus en français: «Ethique de l’existence
post-capitaliste. Pour un militantisme existentiel» (Cerf, 2009),
«L’Homme économique et le sens de la vie. Petit traité d’alter-économie» (Textuel, 2011).
2. «Apocalypse Now: Neoliberalism and Apocalyptic Narratives», colloque organisé à la Section d’anglais de l’Université de Lausanne par Anas Sareen.
dimanche 10 mai 2015
Marche vers Paris: Courrier à Daniel Mermet (Plus d'un an déja)
Marche vers Paris: Courrier à Daniel Mermet: Bonjour Daniel Mermet, Mon non est Denis Cheneau, vous avez diffusé mon message concernant ma marche vers Paris il y a...
lundi 4 mai 2015
Une nouvelle Conscience.....
Bravo voila on prends ce que l'on veut mais bravo si tous les jeunes et moin jeune pouvait se réveiller Ni gauche ni droite mais une nouvelle Conscience.....Le 14 Juillet c’est bien mais une manifestation permanente c’est mieux. Je propose par exemple un brassard blanc et d’aller a n’importe quel moment nous asseoir en silence devant les établissement publique, mairie, préfecture etc.
vendredi 1 mai 2015
Tous est dit Debout et marchons.....
https://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=S03m1FACSs0
https://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=S03m1FACSs0
avec Leon Peña Casanova extrait de l'album "Rallumeurs d'étoiles" http://www.saltimbanks.fr Réalisé et monté par : LH Chambat Artistes du Centre Régional des...
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dimanche 19 avril 2015
Et si l’agriculture naturelle, sur petites surfaces, pouvait créer beaucoup d’emplois ?
solution Touraine proposée par Fermes d'avenir
Installée
en Touraine, une mini-exploitation d’à peine 1,4 ha expérimente depuis
2013 la rentabilité et la productivité d’un maraîchage s’inspirant des
principes de la permaculture. Entre tradition et innovation, cette
approche vise à reproduire le fonctionnement des écosystèmes, et de la
forêt en particulier, sans aucun ajout de produit chimique. On mise sur
la diversité et les associations de culture, la fertilité est produite
in situ autant que possible, les sols sont bonifiés au lieu d’être
exploités.
Pour évaluer précisément les atouts de
cette nouvelle agriculture durable sur petites surfaces et son caractère
reproductible, l’Association Fermes d’Avenir s’est entourée d’experts,
de scientifiques et d’économistes, qui analysent les données recueillies
au fil de l’expérience : budget, temps de travail, production et
commercialisation des fruits et légumes cultivés.
En bannissant les produits
phytosanitaires de synthèse et en stimulant les forces de vie, cette
initiative accroît la résilience et l’autonomie énergétique des
territoires, réduit les émissions de gaz à effet de serre, entretient la
biodiversité et la qualité de l’eau, œuvre pour la santé et les
dynamiques rurales. Elle devrait permettre de créer de nombreux emplois
sur les territoires. Une boîte à outils est conçue pour aider tous les
candidats à passer à l’action. Bientôt un exode urbain ?
Chiffres clés
- La ferme pilote produit plus de 100 espèces de fruits et légumes, et plus de 300 variétés.
- Sur 1,4ha, un potentiel de 100.000€ de CA annuel et de 3 emplois.
samedi 18 avril 2015
samedi 11 avril 2015
Et voici trois jours, Sea Shepherd a remporté une victoire, avec le sabordage du Thunder, un navire chassant illégalement la légine.
Vous êtes poursuivi par Interpol. Êtes-vous, en France, un réfugié ?
Oui. Le Japon essaie de m’attraper alors c’est difficile de voyager, mais je suis libre de venir en France et aux États-Unis. Un mandat d’arrêt international a été émis par le Costa Rica, donc quand j’entre dans un nouveau pays, les autorités qui le lisent peuvent m’arrêter et m’envoyer au Japon sans se poser de question, ou alors ils peuvent s’en moquer et me laisser tranquille. Leur décision est imprévisible. Mais la France n’a jamais reconnu ce mandat. Et puis j’ai bénéficié de soutiens [notamment celui de Nicolas Hulot, ndlr].
Quelle est l’origine de ce mandat d’arrêt ?
Le Costa Rica a émis un mandat contre moi une semaine après avoir rencontré le premier ministre du Japon, en se fondant sur des faits qui ont eu lieu en 2002.
Ils m’accusent de « manœuvre dangereuse d’un navire » (reckless operation of a vessel) au Costa Rica et de « conspiration d’abordage » (conspiracy to trespass) au Japon. De ce fait, j’ai été inscrit sur la liste rouge d’Interpol. Or personne n’a jamais été placé sur cette liste pour ce genre de motifs, qui sont des délits mineurs.
Personne n’a été blessé, rien n’a été abîmé ou endommagé. Cela n’a aucun sens ! Cette liste est faite pour les tueurs en série et les criminels de guerre. La France et les États-Unis l’ont bien compris, ils me laissent tranquille. La Cour internationale de justice avait émis un jugement en notre faveur, mais cela n’a rien changé. Le Japon fait ce qu’il veut.
Concrètement, ils veulent ma tête parce que nous les avons empêché de tuer illégalement des baleines dans l’océan Antarctique, ce qui représente des pertes de plusieurs dizaines de millions de dollars pour les armateurs.
Quel est l’objectif de la Sea Shepherd’s Conservation Society (Société de conservation Berger de la mer) ?
J’ai fondé Sea Shepherd en 1977 pour soutenir des lois de préservation de l’environnement au Canada. Nous luttons contre le braconnage, nous intervenons contre les activités illégales. Les lois, règles et traités nécessaires à la protection des océans existent, mais les gouvernements refusent de les faire appliquer pour des raisons politiques et économiques. Quel est l’intérêt de faire des lois si personne n’en fait rien ? Nous nous servons de la loi pour intervenir sur les mers, en tant que conservateurs marins concernés et compatissants.
Aujourd’hui, 40 % de ce qui est pêché l’est de manière illégale. Face à cela, nous rassemblons les preuves de l’illégalité des pêcheurs, puis nous bloquons leurs opérations afin qu’ils arrêtent.
On peut mesurer nos résultats par le nombre d’animaux marins qui n’ont pas été pêchés ou tués grâce à nous. Depuis 2006, cela représente par exemple 6 000 baleines épargnées. Ce n’est pas suffisant, la seule manière de sauver les océans est que les gouvernements s’organisent, coopèrent et utilisent leurs marines.
Comment se fait-il que les États ne fassent rien pour faire appliquer les législations internationales sur la pêche ?
Cela n’apporterait rien aux politiciens, et la pêche rapporte de l’argent. En Afrique, les bateaux qui se font arrêter pour pêche illégale paient des amendes proportionnelles à leurs profits : c’est juste un moyen de faire des affaires pour les États.
L’année dernière, le Thunder a été arrêté en Malaisie avec des millions de dollars de pêche à bord : il a dû payer une amende de 90 000 dollars australiens, puis a pu repartir avec sa cargaison. Par ailleurs, ce navire est sous pavillon nigérian mais appartient à une entreprise espagnole qui reçoit trois millions d’euros de subventions de l’Union européenne.
Quelles sont les campagnes en cours de Sea Shepherd ?
Cela fait 82 jours [au 11 mars] qu’un de nos bateaux, le Bob Barker, poursuit un braconnier, le Thunder. Ce navire braconne de la légine australe et figure sur la liste mauve d’Interpol pour pêche illégalle. L’affaire est en cours d’instruction. Notre second bateau sur cette campagne, le Sam Simon, a confisqué leurs filets et les a donnés à Interpol sur l’île Maurice. C’est la plus longue poursuite qui ait jamais été menée contre un braconnier. Il ne sait plus où aller car nous le suivons en permanence et nous dénonçons sa position aux autorités.
On vous reproche d’utiliser la violence. Que répondez-vous ?
Depuis 1977, nous n’avons pas causé la moindre blessure à quiconque. Nous sommes une organisation profondément non-violente. Le problème est que personne n’interroge les gens qui font preuve de violence contre nous : défendre la propriété par la violence ne leur pose pas de problème. C’est la nature du monde dans lequel nous vivons : la propriété est un droit qui prime sur tout le reste.
On vous qualifie aussi de pirate. Qu’est-ce qu’un pirate selon vous ?
Au XVIIe siècle, il n’y avait pas de marine britannique aux Caraïbes pour arrêter les pirates, et c’est Henri Morgan, lui-même pirate, qui faisait la police. Pourquoi ? Parce que les gouvernements et la marine britanniques étaient corrompus. La piraterie s’était développée parce que les pirates payaient tous les responsables au pouvoir.
La situation n’est pas différente aujourd’hui. Les gouvernements sont corrompus, la piraterie s’épanouit. Alors ils prennent des bons pirates pour lutter contre les mauvais pirates. L’histoire regorge de « bons » pirates. Il y a plein de gens que les Anglais voient comme des héros et qui étaient des pirates.
Pourquoi est-il si important de défendre les océans ?
Si les poissons disparaissent, les océans mourront. Si les océans meurent, nous mourrons tous dans les dix années suivantes.
Les océans constituent le système vital de la planète. Ils régulent la température et produisent 80 % de l’oxygène que nous respirons. Tout est interdépendant, et si vous cassez les équilibres, tout s’effondre et vous vous retrouvez avec des océans remplis de méduses : le fait qu’elles soient si nombreuses aujourd’hui est un symptôme de l’effondrement des écosystèmes.
En réalité on ne tolérerait jamais sur terre ce qui se passe sur les mers. On ne tolérerait pas que n’importe quel animal terrestre soit traité comme le sont les animaux marins. Par exemple, aux Îles Féroé, ils piègent des bancs de dauphins pour les tuer : cela reviendrait sur terre à poursuivre des animaux pendant des dizaines de kilomètres et à en abattre le plus possible.
Les océans sont aussi menacés par la pollution, le réchauffement climatique, etc. Que pouvez-vous faire face à cela ?
Sea Shepherd ne peut rien contre le changement climatique. Ce sont les gouvernements qui doivent agir. Le problème est que personne ne veut changer ses habitudes. Les gens ne vont pas abandonner leurs voitures, leurs avions, leur niveau de vie, même s’ils savent que tout cela va bientôt disparaître. Ils pensent que ce n’est pas leur problème, que c’est celui de leurs enfants.
Cela dit, Sea Shepherd est engagé dans la lutte contre la pollution des océans par le plastique. Nous avons un programme, le Vortex Project qui consiste à collecter et recycler le plastique des océans.
Que faire lorsque certaines activités destructrices de l’environnement sont légales ?
Malheureusement, aujourd’hui, la plupart des lois sont faites pour protéger les entreprises, pas l’environnement ni les êtres humains.
Aux États-Unis, il existe une loi appelée « Animal enterprise terrorism act » [loi sur le terrorisme en direction d’entreprises de commerce animal]. Si vous manifestez contre la pêche au thon, par exemple, en brandissant une pancarte ou en créant un site web, vous êtes considéré comme un terroriste.
En fait certains hommes politiques considèrent les environnementalistes comme plus dangereux que les terroristes. La législation devient de plus en plus répressive, au point que bientôt le simple fait de s’opposer à quelque chose sera considéré comme du terrorisme. C’est déjà le cas au Canada : si vous vous opposez publiquement à des projets de développement, vous êtes fiché comme terroriste. Ce qu’avait prédit George Orwell dans 1984 est en train de se réaliser.
Personne ne proteste contre ces lois ?
Les gens sont facilement manipulés. Au Canada, les politiciens se servent de la menace d’attaques terroristes – qui n’ont jamais eu lieu – et de la peur pour faire passer leur programme, qui consiste notamment à arrêter les défenseurs de l’environnement. Ils exploitent l’extrémisme islamique afin d’agir contre les environnementalistes.
Comment pensez-vous peser sur les discussions ?
Notre objectif est de montrer comment les problèmes des océans contribuent au changement climatique. Par exemple, historiquement, les baleines ont eu une contribution importante à la réduction des gaz à effet de serre : elles rejettent des quantités importantes de fer dans leurs excréments, ce qui favorise le développement du plancton, qui lui-même produit de l’oxygène.
Qu’attendez-vous de la COP 21 ?
Il n’y a rien à attendre de la Chine, l’Australie, les États-Unis et le Canada. Le seul espoir vient de l’Europe qui pourrait jouer un rôle de meneur. Et comme la conférence est accueillie par la France, j’espère que ce pays prendra le leadership. Mais si rien ne se passe…
Depuis 1972 et la première conférence environnementale à Stockholm, il n’en est jamais rien sorti. C’est une perte de temps, d’argent, d’énergie. Mais les politiciens en sont très contents car ils peuvent dire : « Regardez ce qu’on a fait, on a discuté, écrit des textes, et on s’est mis d’accord sur le problème ! »
L’État de Floride vient d’interdire de prononcer les mots « changement climatique » ou « réchauffement climatique » à propos de l’élévation du niveau de la mer. Alors qu’ils viennent d’engager 154 millions de dollars pour lutter contre la montée des eaux en Floride, qui est le premier État à être affecté. Ils dépensent de l’argent pour faire face aux conséquences, mais ça ne les intéresse pas de connaître les causes.
Aux Etats-Unis, James Inhofe s’occupe des questions de changement climatique en tant que président de la commission environnement du Sénat. Et bien il ne croit pas au changement climatique ! Il croit que Dieu ne laissera jamais cela se produire.
En février, il est arrivé au Congrès avec une boule de neige, et l’a montrée à tout le monde en disant : « Regardez, ceci est la preuve qu’il n’y a pas de réchauffement climatique ». Ce type est dingue. Et il est en charge des questions climatiques ! La droite américaine est tout simplement composée de fanatiques religieux idiots. On ne peut pas parler rationnellement avec ces gens-là.
Êtes-vous pessimiste ?
Sur la politique, oui. Dans la population il y a des mouvements, mais pas dans la politique. Ce sont les mouvements sociaux, chargés de passion, qui font les révolutions. Puis les politiciens s’adjugent les honneurs. Mais ce qu’il faut savoir, c’est que si les gens ne font rien pour changer la situation actuelle, la nature le fera pour nous. Ce sont les lois de base de l’écologie, on ne peut pas les dépasser. Et cela aura des conséquences catastrophiques.
Quelle vision avez-vous du rapport entre les hommes et la nature ?
Pour espérer survivre dans le futur, nous devons développer une éthique biocentrée : nous appartenons au même ensemble que les animaux, nous ne sommes qu’une partie du monde vivant. Depuis dix ou douze mille ans, les civilisations humaines ont cru qu’elles étaient au-dessus du reste, que nous les hommes étions supérieurs à tout ce qui existe et formions le centre de la création. C’est un point de vue erroné. La plupart des espèces dont nous avons besoin (vers de terre, abeilles, fleurs, arbres…) n’ont pas besoin de nous. Si les abeilles disparaissaient par exemple, ce serait une catastrophe, des dizaines de milliers de personnes en mourraient.
Nous devons avoir une relation avec le monde vivant en nous considérant comme une partie de ce monde. Ce sont les lois de l’écologie :
. la diversité : la force d’un écosystème c’est sa diversité ;
. l’interdépendance : toutes les espèces sont dépendantes les unes des autres ;
. les ressources naturelles : il faut limiter notre croissance, limiter nos capacités en fonction de la limitation des ressources terrestres.
Actuellement nous volons les ressources des autres espèces, ce qui entraîne leur disparition. En raison de l’interdépendance, cela conduira à la disparition de la totalité du vivant.
Dans ces questions d’équilibre et d’interdépendance, comment situez-vous l’élevage animal et de production de viande ?
La population humaine est de sept milliards et demi d’individus, celle des animaux d’élevage (vaches, moutons, porcs, poulets) est de plusieurs milliers de milliards. Les bêtes sauvages ne représentent plus qu’un pourcentage très faible du nombre total d’animaux. Les animaux d’élevage constituent la majeure partie de la biomasse.
Et 40 % de la pêche mondiale sert à nourrir les animaux d’élevage et les animaux domestiques. L’ensemble des chats domestiques consomment plus de poisson que l’ensemble des phoques, les porcs en consomment plus que les requins, les poulets plus que les albatros.
L’industrie de la viande est la première consommatrice d’eau potable ainsi que la première contributrice au réchauffement climatique, devant l’industrie automobile [un rapport de la FAO en 2006 évalue la contribution de l’élevage dans les gaz à effet de serre à 18 %, un autre rapport parle lui de plus de 51 % pour l’ensemble de la filière]. Un végétarien qui conduit un gros 4X4 émet moins de gaz à effet de serre qu’un omnivore qui roule en vélo.
Le film Cowspiracy explique que produire un hamburger demande 800 litres d’eau D’après un rapport rédigé en 2004 pour l’Institut d’éducation sur l’eau de l’UNESCO, il faut 2 400 litres d’eau pour produire un hamburger, il en faut 15 000 pour un kilo de viande de boeuf, NDLR]. Et quand les documentaristes se rendent dans les grandes organisations environnementales et les interrogent sur l’industrie de la viande, aucune d’entre elles ne soulève le problème.
Sea Shepherd est la seule organisation interrogée dans le film qui en parle. Le service de gestion de l’eau en Californie partage aussi ce constat : l’industrie de la viande est la première consommatrice d’eau potable. Et quand on leur demande pourquoi ils ne font rien, ils répondent : « Le public ne le permettrait pas. On ne peut pas en parler parce que personne ne veut entendre ça ».
Cela signifie aussi que personne ne soutiendra financièrement les ONG qui dénoncent le problème de la viande. Or une grande partie des organisations environnementales font du business, elles doivent faire rentrer de l’argent.
Le mouvement environnemental dans le monde est constitué des trois millions de petites organisations locales qui font avancer les choses. Pas des grosses organisations qui gèrent des milliards d’euros. Des militants environnementaux sont tués en permanence sur le terrain, et personne n’en parle.
Arrêter l’élevage est-il une solution ?
C’est une des solutions, oui. Aujourd’hui les animaux d’élevage ne pourraient pas survivre dans la nature. Ce sont des usines à lait ou à viande. Elles consomment une quantité phénoménale de ressources. 60 litres d’eau pour produire un avocat, 800 pour produire un hamburger : toutes ces terres et cette eau utilisées pour produire de la viande pourraient servir à produire des légumes et des céréales.
Que pensez-vous de la chasse ?
Autrefois, quand la population humaine ne dépassait pas un million de personnes, nous pouvions chasser et vivre en relative harmonie avec les animaux. Mais avec sept milliards et demi d’individus, c’est ridicule ! Si chaque citoyen Américain exerçait son droit de chasser, en moins d’un an il n’y aurait plus un seul cerf dans tout le pays. Donc chasser est juste impossible, d’un point de vue comptable.
Comment voyez-vous le futur de la planète ?
Si la population continue de progresser à ce rythme, en doublant tous les 60 ans, ça ne sera pas tenable. D’ici les 75 prochaines années, tout va s’effondrer. Il n’y a pas assez de ressources pour assurer de l’eau, de la nourriture et des ressources minérales pour une telle population.
Certains disent que la solution passe par l’élimination de la pauvreté au niveau mondial, distribuer les ressources équitablement. Le problème est que si les pauvres veulent vivre comme les riches, il faudrait trois planètes. C’est impossible. L’autre solution consiste à demander aux riches de devenir pauvres, mais ils n’accepteront pas ! Le riche ne veut pas s’appauvrir, le pauvre ne veut pas rester pauvre mais devenir riche…
La seule solution est de diminuer la population, mais comment y parvenir ? C’est une question très très difficile. Personne n’en est conscient, les gens veulent avoir des enfants.
Il faudrait des décisions politiques pour limiter la natalité, mais cela n’arrivera pas. Encore une fois, c’est la nature qui réglera le problème.
– Propos recueillis par Baptiste Giraud (Reporterre)
lundi 23 février 2015
L’agroécologie: Paul François, l'agriculteur qui défie Monsanto
L’agroécologie: Paul François, l'agriculteur qui défie Monsanto: Le céréalier Paul François dans un de ses champs, à Bernac (Charente), le 17 février 2015 Paul François, l'agriculteur qui défie...
samedi 31 janvier 2015
samedi 24 janvier 2015
mardi 20 janvier 2015
La nature ne se consomme pas. Nous devons nous fondre et ne faire qu'un avec elle...
Anthropologie
Philippe Descola : “Les Achuar traitent les plantes et les animaux comme des personnes”
- Olivier Pascal-Moussellard
- Publié le 18/01/2015.
Les
Indiens Achuar montrent qu’une autre relation à la nature est possible.
Pour l’anthropologue Philippe Descola, il est temps de penser un monde
qui n’exclue pas l’eau, l’air, les animaux, les plantes...
Il faut parfois partir, quitter son
monde, pour mieux en cerner les contours. Il y a quarante ans,
l'anthropologue Philippe Descola, aujourd'hui professeur au Collège de
France, a laissé derrière lui Paris, la France et l'Europe pour une
immersion de trois ans chez les Indiens Achuar, en Amazonie.
L'aventure intellectuelle du jeune philosophe gauchiste faisait soudainement un « pas de côté » : elle allait conduire Descola dans les méandres d'une réflexion fascinante sur la façon dont les sociétés humaines conçoivent les relations entre humains et non-humains et « composent » ainsi leurs mondes. Car il n'existe pas, malgré les apparences, un monde donné qui serait le même pour tous, mais des mondes, dont chaque être (humain ou non humain), ou chaque collectivité, a une vision et un usage particuliers, liés à son histoire et à ses aptitudes physiques.
Ces mondes se recoupent, se superposent ou se différencient. Etudier les principes de leur « composition », c'est tout l'art de l'anthropologue ! Neuf ans après son chef-d'œuvre – Par-delà nature et culture –, Descola revient, dans un livre d'entretiens – La Composition des mondes –, sur le grand arc parcouru. Et jamais le « pas de côté » initial n'a semblé aussi pertinent pour affronter les grands problèmes contemporains.
Quand vous étiez jeune, aviez-vous déjà l’idée de cette diversité des mondes ?
Non, elle m'est venue progressivement. Avant de partir sur le terrain, j'étais, comme beaucoup de jeunes de ma génération, un militant d'extrême gauche pour qui le problème immédiat était la révolution, pas la diversité des façons de vivre. Les questions écologiques étaient secondaires, voire « réactionnaires », car elles détournaient du combat véritable : la fin de la domination capitaliste.
Pourtant, j'avais conscience qu'il existait des mondes différents du mien. C'est d'ailleurs ce qui m'a fait quitter la philosophie universitaire, qui, à mes yeux, se posait trop de questions sur elle-même et reprenait inlassablement les mêmes problèmes depuis l'Antiquité grecque. Il m'a tout d'un coup semblé préférable d'examiner comment certains peuples répondaient, dans leurs modes de vie, plutôt que dans un discours théorique, aux questions que nous nous posons tous.
Quel rôle ont joué dans votre décision de partir les menaces qui pesaient sur l’environnement ?
Dans les années 60 et 70, on ne parlait pas du tout du climat, de l'érosion ou de la biodiversité : le nucléaire était le point de fixation des questions environnementales. Or, ce que je vais découvrir en Amazonie, c'est le processus de destruction des environnements que l'on qualifie de « naturels »... mais qui sont en partie le produit d'actions humaines, comme l'ont montré mes travaux et ceux d'autres anthropologues.
Depuis des millénaires, en effet, les Amérindiens modifient la composition de la forêt. Ils l'ont transformée en macro-jardin, en plantant un peu partout des espèces utiles aux humains. Du coup, lorsqu'ils déforestent, les grands propriétaires terriens dévastent l'Amazonie sur plusieurs plans : ils anéantissent les conditions de vie des peuples locaux ; ils réduisent la biodiversité ; ils détruisent les sols privés du couvert forestier (ce qui entraîne des conséquences en chaîne sur le climat local) ; et ils mettent fin à un système de fabrication de l'environnement tout à fait original.
Ce départ chez les Achuar, c’était aussi l’aventure...
L'enquête ethnographique, c'est un saut dans l'inconnu, tellement excitant. Etre transporté dans un monde ou rien n'est familier – ni l'environnement, ni le langage, ni les techniques – est un privilège extraordinaire. On se dépouille de ses oripeaux, on endosse la vie des autres...
J'ai rejoint une population qui avait longtemps refusé tout contact pacifique avec l'extérieur et n'avait croisé les premiers missionnaires que peu de temps avant mon arrivée (les ethnologues arrivent toujours après les missionnaires !). Dans ce type d'enquête, on ne sait jamais pour combien de temps on part, on espère juste rester le plus longtemps possible, parce que c'est indispensable pour comprendre les gens qu'on va étudier. Moi, il m'a fallu trois ans, de 1976 à 1979.
Qu’apportiez-vous dans vos bagages ?
Nous – c'est-à-dire mon épouse et moi, car nous avons fait une grande partie de cette expérience en couple – avions avec nous une petite marmite et 2 kilos de riz, de quoi tenir trois jours une fois que notre guide nous aurait lâchés. Et quelques cadeaux : des choses utiles, hameçons, cotonnades, fil à pêche... et des perles de verre. Des collègues « amazonistes » – et Claude Lévi-Strauss lui-même – m'avaient averti que les perles remportaient un grand succès.
Le premier contact effectué, nous nous sommes établis dans un village – où l'habitat était d'ailleurs très dispersé – avant d'élargir notre périmètre.
Qui étiez-vous, pour les Achuar ?
Ils avaient très peu de contacts avec l'extérieur, n'avaient jamais voyagé, et ne possédaient évidemment pas de télévision. Les Blancs avec lesquels ils avaient eu à traiter étaient des militaires, des commerçants itinérants, ou bien des missionnaires. Mon épouse et moi appartenions à une nouvelle « catégorie », et les Achuar ne savaient pas vraiment, au début, où nous ranger. Ils voyaient les Blancs comme des tribus analogues à la leur, mais disséminées dans la forêt, un peu plus loin que celles avec lesquelles ils avaient l'habitude d'échanger – ou de se battre.
Ces tribus étaient caractérisées par leurs tenues et leurs coiffures, comme les militaires équatoriens (en uniforme) et les missionnaires américains (en chemisette à manches courtes et jean). Comme nous portions les mêmes Pataugas, des sacs à dos de la même couleur et des Opinel identiques – tous achetés au Vieux Campeur, à Paris –, cela faisait de ma femme et moi les membres d'une même tribu aux yeux des Achuar... Avec le recul, je crois que nous avons été bien reçus par ces derniers parce que nous leur fournissions une distraction. Ils nous posaient plus de questions que nous ne leur en posions !
Comment définir l’animisme, qui, selon vous, caractérise la relation des Achuar avec la nature ?
L'animisme est la propension à détecter chez les non-humains – animés ou non animés, c'est-à-dire les oiseaux comme les arbres – une présence, une « âme » si vous voulez, qui permet dans certaines circonstances de communiquer avec eux.
Pour les Achuar, les plantes, les animaux partagent avec nous une « intériorité ». Il est donc possible de communiquer avec eux dans nos rêves ou par des incantations magiques qu'ils chantent mentalement toute la journée. A ceci s'ajoute que chaque catégorie d'être, dans l'animisme, compose son monde en fonction de ses dispositions corporelles : un poisson n'aura pas le même genre de vie qu'un oiseau, un insecte ou un humain. C'est l'association de ces deux caractéristiques, « intériorité » et « dispositions naturelles », qui fondent l'animisme.
Vous voilà fort éloigné de votre boîte à outils européenne...
Chez nous, en effet, seuls les humains ont une intériorité, eux seuls ont la capacité de communiquer avec des symboles. En revanche, côté physique, tous les êtres – humains comme non humains – sont régis par des lois physiques universelles identiques : nous habitons le même « monde », les lois de la nature sont les mêmes pour tous, que l'on soit homme, insecte ou poisson. Entre les Achuar et moi s'exprimaient donc deux façons totalement différentes de considérer les continuités et discontinuités entre l'homme et son environnement.
Quelles sont les conséquences concrètes de cette conception du monde pour les Achuar ?
Les femmes Achuar traitent les plantes comme si c'étaient des enfants. Et les chasseurs traitent les animaux comme si c'étaient leurs beaux-frères. Dans cette société, ce ne sont pas les classes sociales ou les catégories de métiers qui distinguent les êtres entre eux, mais leurs liens de parenté, et plus précisément la distinction entre parents consanguins et parents par alliance.
Les plantes sont traitées comme des consanguins (des enfants), alors que les animaux chassés par les hommes sont des beaux-frères. Voir les Achuar traiter les plantes et les animaux comme des personnes m'a bouleversé : ce que j'ai d'abord considéré comme une croyance était en réalité une manière d'être au monde, qui se combinait avec des savoir-faire techniques, agronomique, botanique, éthologique très élaborés.
Parlez-nous de leur organisation...
L'habitat est dispersé, donc il n'y a pas à proprement parler de « village ». Il n'y a pas de chef, pas d'Etat, pas de spécialistes des rituels. Chacun est capable de parler avec les non-humains, il n'existe ni divinité, ni culte particulier. Ces groupes ne possèdent en fait aucun des organes permettant de structurer « normalement » les sociétés. Qu'est-ce qui les fait donc tenir ensemble ? Leur lien avec la nature ! Le fait que leur vie sociale s'étend bien au-delà de la communauté des humains compense l'absence d'institutions sociales.
Quel était leur rapport au travail ?
J'ai fait une enquête minutieuse sur ce que les Achuar mangeaient, et sur le temps qu'ils consacraient à chacune de leurs activités. Ils travaillaient environ trois heures par jour, et cela suffisait pour assurer une production remarquable, tant en quantité (en calories) qu'en qualité (en terme d'équilibre alimentaire). On est bien au-delà des prescriptions de la FAO !
L'usage qu'ils faisaient de leur environnement est extrêmement efficace, et ce dernier, c'est vrai, est naturellement productif, avec son abondance de poisson, de gibier, d'insectes, auxquels s'ajoutent les plantes cultivées – entre quarante et cinquante espèces différentes. Mais leur façon de composer le monde n'est pas pour rien dans cet équilibre. Séparer l'homme et la nature, comme nous le faisons en Occident, a transformé cette nature en « ressources », soumises au contrôle des hommes.
Conséquence positive : le monde devient un champ de phénomènes qu'on peut étudier, la science émerge. Mais la nature transformée en « ressources » devient muette, « inanimée », on peut l'utiliser comme bon nous semble, au détriment des autres espèces et, à terme, des humains. Dès le départ, les conditions sont donc réunies pour une dévastation de la planète.
Sur quels principes efficaces peut-on fonder une politique écologique ?
Une bonne politique écologique se pratique d'abord à l'échelle locale – celle du quartier, du village, de collectivités qui décident de maîtriser la gestion des ressources communes, l'eau, l'air, l'énergie. C'est l'encouragement de ces politiques qui permettra d'aller vers un mieux vivre moins destructeur pour l'environnement.
Reste que, jusqu'à maintenant, dans les rapports entre humains et non-humains, ce sont toujours les humains qui produisent les normes. Nous aurons accompli un grand pas le jour où nous donnerons des droits non plus seulement aux humains mais à des écosystèmes, c'est-à-dire à des collectifs incluant humains et non-humains, donc à des rapports et plus seulement à des êtres.
Ce serait une révolution...
Cela suppose en effet un bouleversement des concepts avec lesquels nous pensons la vie politique, la souveraineté, l'Etat, le territoire. Les humains font partie d'écosystèmes multiples, car la planète est partout anthropisée, et les relations qu'ils entretiennent avec chacun de ces milieux sont elles-mêmes multiples, certaines positives, d'autres destructrices.
Donner un statut juridique à la dynamique d'un écosystème ferait que les humains ne « posséderaient » plus la nature, ils seraient possédés par elle. La situation est devenue suffisamment dramatique pour qu'on lui prête un peu d'intérêt... Pour commencer, on pourrait enseigner l'écologie – la science des interactions entre les organismes dans un milieu – dans le secondaire, pour que chacun entrevoie les conséquences de ses actions sur l'environnement.
Au fond, votre parcours, après vous avoir éloigné du militantisme de votre jeunesse, vous a ramené au cœur des enjeux politiques contemporains...
J'en suis ravi, car ma génération était très marquée par l'engagement. Je suis resté longtemps frustré de ne pas pouvoir imaginer une alternative au système dans lequel nous vivons, qui me paraît inique à bien des égards. C'est en me rendant compte que la question des non-humains est une question politique au premier chef et qu'en introduisant les non-humains dans le collectif humain on peut modifier la façon dont nous pensons la politique dans son ensemble que j'ai modifié mon regard.
J'entends déjà les rires : « On ne va tout de même pas faire siéger des singes au Parlement ? » Mais il ne s'agit pas de cela. Il nous faut simplement concevoir des collectifs dans lesquels les non-humains ne seraient plus exclus. Reconceptualiser le social et le politique est indispensable pour y parvenir. C'est un des projets dans lesquels je souhaite m'engager.
Au final, ce « pas de côté » auprès des Achuar vous a mené loin...
On dit toujours : la première vertu des philosophes, c'est leur capacité d'étonnement, et c'est vrai. Mais, pour s'étonner des évidences et sortir du sens commun, un gros travail sur soi est nécessaire. Mon expérience auprès des Achuar a eu ceci de miraculeux qu'elle a changé ma façon de « composer » le monde – et finalement toute ma vie.
L'aventure intellectuelle du jeune philosophe gauchiste faisait soudainement un « pas de côté » : elle allait conduire Descola dans les méandres d'une réflexion fascinante sur la façon dont les sociétés humaines conçoivent les relations entre humains et non-humains et « composent » ainsi leurs mondes. Car il n'existe pas, malgré les apparences, un monde donné qui serait le même pour tous, mais des mondes, dont chaque être (humain ou non humain), ou chaque collectivité, a une vision et un usage particuliers, liés à son histoire et à ses aptitudes physiques.
Ces mondes se recoupent, se superposent ou se différencient. Etudier les principes de leur « composition », c'est tout l'art de l'anthropologue ! Neuf ans après son chef-d'œuvre – Par-delà nature et culture –, Descola revient, dans un livre d'entretiens – La Composition des mondes –, sur le grand arc parcouru. Et jamais le « pas de côté » initial n'a semblé aussi pertinent pour affronter les grands problèmes contemporains.
Quand vous étiez jeune, aviez-vous déjà l’idée de cette diversité des mondes ?
Non, elle m'est venue progressivement. Avant de partir sur le terrain, j'étais, comme beaucoup de jeunes de ma génération, un militant d'extrême gauche pour qui le problème immédiat était la révolution, pas la diversité des façons de vivre. Les questions écologiques étaient secondaires, voire « réactionnaires », car elles détournaient du combat véritable : la fin de la domination capitaliste.
Pourtant, j'avais conscience qu'il existait des mondes différents du mien. C'est d'ailleurs ce qui m'a fait quitter la philosophie universitaire, qui, à mes yeux, se posait trop de questions sur elle-même et reprenait inlassablement les mêmes problèmes depuis l'Antiquité grecque. Il m'a tout d'un coup semblé préférable d'examiner comment certains peuples répondaient, dans leurs modes de vie, plutôt que dans un discours théorique, aux questions que nous nous posons tous.
Quel rôle ont joué dans votre décision de partir les menaces qui pesaient sur l’environnement ?
Dans les années 60 et 70, on ne parlait pas du tout du climat, de l'érosion ou de la biodiversité : le nucléaire était le point de fixation des questions environnementales. Or, ce que je vais découvrir en Amazonie, c'est le processus de destruction des environnements que l'on qualifie de « naturels »... mais qui sont en partie le produit d'actions humaines, comme l'ont montré mes travaux et ceux d'autres anthropologues.
Depuis des millénaires, en effet, les Amérindiens modifient la composition de la forêt. Ils l'ont transformée en macro-jardin, en plantant un peu partout des espèces utiles aux humains. Du coup, lorsqu'ils déforestent, les grands propriétaires terriens dévastent l'Amazonie sur plusieurs plans : ils anéantissent les conditions de vie des peuples locaux ; ils réduisent la biodiversité ; ils détruisent les sols privés du couvert forestier (ce qui entraîne des conséquences en chaîne sur le climat local) ; et ils mettent fin à un système de fabrication de l'environnement tout à fait original.
Ce départ chez les Achuar, c’était aussi l’aventure...
L'enquête ethnographique, c'est un saut dans l'inconnu, tellement excitant. Etre transporté dans un monde ou rien n'est familier – ni l'environnement, ni le langage, ni les techniques – est un privilège extraordinaire. On se dépouille de ses oripeaux, on endosse la vie des autres...
J'ai rejoint une population qui avait longtemps refusé tout contact pacifique avec l'extérieur et n'avait croisé les premiers missionnaires que peu de temps avant mon arrivée (les ethnologues arrivent toujours après les missionnaires !). Dans ce type d'enquête, on ne sait jamais pour combien de temps on part, on espère juste rester le plus longtemps possible, parce que c'est indispensable pour comprendre les gens qu'on va étudier. Moi, il m'a fallu trois ans, de 1976 à 1979.
Qu’apportiez-vous dans vos bagages ?
Nous – c'est-à-dire mon épouse et moi, car nous avons fait une grande partie de cette expérience en couple – avions avec nous une petite marmite et 2 kilos de riz, de quoi tenir trois jours une fois que notre guide nous aurait lâchés. Et quelques cadeaux : des choses utiles, hameçons, cotonnades, fil à pêche... et des perles de verre. Des collègues « amazonistes » – et Claude Lévi-Strauss lui-même – m'avaient averti que les perles remportaient un grand succès.
Le premier contact effectué, nous nous sommes établis dans un village – où l'habitat était d'ailleurs très dispersé – avant d'élargir notre périmètre.
Qui étiez-vous, pour les Achuar ?
Ils avaient très peu de contacts avec l'extérieur, n'avaient jamais voyagé, et ne possédaient évidemment pas de télévision. Les Blancs avec lesquels ils avaient eu à traiter étaient des militaires, des commerçants itinérants, ou bien des missionnaires. Mon épouse et moi appartenions à une nouvelle « catégorie », et les Achuar ne savaient pas vraiment, au début, où nous ranger. Ils voyaient les Blancs comme des tribus analogues à la leur, mais disséminées dans la forêt, un peu plus loin que celles avec lesquelles ils avaient l'habitude d'échanger – ou de se battre.
Ces tribus étaient caractérisées par leurs tenues et leurs coiffures, comme les militaires équatoriens (en uniforme) et les missionnaires américains (en chemisette à manches courtes et jean). Comme nous portions les mêmes Pataugas, des sacs à dos de la même couleur et des Opinel identiques – tous achetés au Vieux Campeur, à Paris –, cela faisait de ma femme et moi les membres d'une même tribu aux yeux des Achuar... Avec le recul, je crois que nous avons été bien reçus par ces derniers parce que nous leur fournissions une distraction. Ils nous posaient plus de questions que nous ne leur en posions !
Comment définir l’animisme, qui, selon vous, caractérise la relation des Achuar avec la nature ?
L'animisme est la propension à détecter chez les non-humains – animés ou non animés, c'est-à-dire les oiseaux comme les arbres – une présence, une « âme » si vous voulez, qui permet dans certaines circonstances de communiquer avec eux.
Pour les Achuar, les plantes, les animaux partagent avec nous une « intériorité ». Il est donc possible de communiquer avec eux dans nos rêves ou par des incantations magiques qu'ils chantent mentalement toute la journée. A ceci s'ajoute que chaque catégorie d'être, dans l'animisme, compose son monde en fonction de ses dispositions corporelles : un poisson n'aura pas le même genre de vie qu'un oiseau, un insecte ou un humain. C'est l'association de ces deux caractéristiques, « intériorité » et « dispositions naturelles », qui fondent l'animisme.
Vous voilà fort éloigné de votre boîte à outils européenne...
Chez nous, en effet, seuls les humains ont une intériorité, eux seuls ont la capacité de communiquer avec des symboles. En revanche, côté physique, tous les êtres – humains comme non humains – sont régis par des lois physiques universelles identiques : nous habitons le même « monde », les lois de la nature sont les mêmes pour tous, que l'on soit homme, insecte ou poisson. Entre les Achuar et moi s'exprimaient donc deux façons totalement différentes de considérer les continuités et discontinuités entre l'homme et son environnement.
Quelles sont les conséquences concrètes de cette conception du monde pour les Achuar ?
Les femmes Achuar traitent les plantes comme si c'étaient des enfants. Et les chasseurs traitent les animaux comme si c'étaient leurs beaux-frères. Dans cette société, ce ne sont pas les classes sociales ou les catégories de métiers qui distinguent les êtres entre eux, mais leurs liens de parenté, et plus précisément la distinction entre parents consanguins et parents par alliance.
Les plantes sont traitées comme des consanguins (des enfants), alors que les animaux chassés par les hommes sont des beaux-frères. Voir les Achuar traiter les plantes et les animaux comme des personnes m'a bouleversé : ce que j'ai d'abord considéré comme une croyance était en réalité une manière d'être au monde, qui se combinait avec des savoir-faire techniques, agronomique, botanique, éthologique très élaborés.
Parlez-nous de leur organisation...
L'habitat est dispersé, donc il n'y a pas à proprement parler de « village ». Il n'y a pas de chef, pas d'Etat, pas de spécialistes des rituels. Chacun est capable de parler avec les non-humains, il n'existe ni divinité, ni culte particulier. Ces groupes ne possèdent en fait aucun des organes permettant de structurer « normalement » les sociétés. Qu'est-ce qui les fait donc tenir ensemble ? Leur lien avec la nature ! Le fait que leur vie sociale s'étend bien au-delà de la communauté des humains compense l'absence d'institutions sociales.
Quel était leur rapport au travail ?
J'ai fait une enquête minutieuse sur ce que les Achuar mangeaient, et sur le temps qu'ils consacraient à chacune de leurs activités. Ils travaillaient environ trois heures par jour, et cela suffisait pour assurer une production remarquable, tant en quantité (en calories) qu'en qualité (en terme d'équilibre alimentaire). On est bien au-delà des prescriptions de la FAO !
L'usage qu'ils faisaient de leur environnement est extrêmement efficace, et ce dernier, c'est vrai, est naturellement productif, avec son abondance de poisson, de gibier, d'insectes, auxquels s'ajoutent les plantes cultivées – entre quarante et cinquante espèces différentes. Mais leur façon de composer le monde n'est pas pour rien dans cet équilibre. Séparer l'homme et la nature, comme nous le faisons en Occident, a transformé cette nature en « ressources », soumises au contrôle des hommes.
Conséquence positive : le monde devient un champ de phénomènes qu'on peut étudier, la science émerge. Mais la nature transformée en « ressources » devient muette, « inanimée », on peut l'utiliser comme bon nous semble, au détriment des autres espèces et, à terme, des humains. Dès le départ, les conditions sont donc réunies pour une dévastation de la planète.
Sur quels principes efficaces peut-on fonder une politique écologique ?
Une bonne politique écologique se pratique d'abord à l'échelle locale – celle du quartier, du village, de collectivités qui décident de maîtriser la gestion des ressources communes, l'eau, l'air, l'énergie. C'est l'encouragement de ces politiques qui permettra d'aller vers un mieux vivre moins destructeur pour l'environnement.
Reste que, jusqu'à maintenant, dans les rapports entre humains et non-humains, ce sont toujours les humains qui produisent les normes. Nous aurons accompli un grand pas le jour où nous donnerons des droits non plus seulement aux humains mais à des écosystèmes, c'est-à-dire à des collectifs incluant humains et non-humains, donc à des rapports et plus seulement à des êtres.
Ce serait une révolution...
Cela suppose en effet un bouleversement des concepts avec lesquels nous pensons la vie politique, la souveraineté, l'Etat, le territoire. Les humains font partie d'écosystèmes multiples, car la planète est partout anthropisée, et les relations qu'ils entretiennent avec chacun de ces milieux sont elles-mêmes multiples, certaines positives, d'autres destructrices.
Donner un statut juridique à la dynamique d'un écosystème ferait que les humains ne « posséderaient » plus la nature, ils seraient possédés par elle. La situation est devenue suffisamment dramatique pour qu'on lui prête un peu d'intérêt... Pour commencer, on pourrait enseigner l'écologie – la science des interactions entre les organismes dans un milieu – dans le secondaire, pour que chacun entrevoie les conséquences de ses actions sur l'environnement.
Au fond, votre parcours, après vous avoir éloigné du militantisme de votre jeunesse, vous a ramené au cœur des enjeux politiques contemporains...
J'en suis ravi, car ma génération était très marquée par l'engagement. Je suis resté longtemps frustré de ne pas pouvoir imaginer une alternative au système dans lequel nous vivons, qui me paraît inique à bien des égards. C'est en me rendant compte que la question des non-humains est une question politique au premier chef et qu'en introduisant les non-humains dans le collectif humain on peut modifier la façon dont nous pensons la politique dans son ensemble que j'ai modifié mon regard.
J'entends déjà les rires : « On ne va tout de même pas faire siéger des singes au Parlement ? » Mais il ne s'agit pas de cela. Il nous faut simplement concevoir des collectifs dans lesquels les non-humains ne seraient plus exclus. Reconceptualiser le social et le politique est indispensable pour y parvenir. C'est un des projets dans lesquels je souhaite m'engager.
Au final, ce « pas de côté » auprès des Achuar vous a mené loin...
On dit toujours : la première vertu des philosophes, c'est leur capacité d'étonnement, et c'est vrai. Mais, pour s'étonner des évidences et sortir du sens commun, un gros travail sur soi est nécessaire. Mon expérience auprès des Achuar a eu ceci de miraculeux qu'elle a changé ma façon de « composer » le monde – et finalement toute ma vie.
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